Le beau temps
prit fin trois jours avant le nouvel an et ils durent s’arrêter à Kittredge. Ils étaient suffisamment près de Boulder pour que ce retard fût une grosse déception – même pour Kojak qui parut inquiet et nerveux.
– Est-ce qu’on pourra
repartir bientôt ? demanda Tom.
– Je ne sais pas. J’espère. Si nous avions eu encore deux jours de beau temps, nous serions sans doute arrivés.
Saleté ! Enfin, dit-il en haussant les épaules, ça ne va peut-être pas durer.
Mais ce fut la pire tempête de l’hiver.
Il neigea pendant cinq jours d’affilée et les congères s’élevaient à plus de quatre mètres par endroits. Lorsqu’ils sortirent, le 2 janvier, pour regarder un soleil aussi plat et chétif qu’une pièce de cuivre ternie, ils ne virent plus rien autour d’eux. Le centre de la petite ville était pratiquement enterré.
Le vent avait sculpté d’étranges formes sinueuses dans les montagnes de neige qu’il avait poussées devant lui, formes que l’on aurait pu croire venues d’une autre planète.
Ils repartirent, plus lentement que jamais car il était devenu extrêmement difficile de savoir où se trouvait la route. La motoneige s’enfonçait fréquemment et il fallait alors la dégager à la pelle. Le deuxième jour de l’année 1991, le grondement des avalanches recommença.
Le 4 janvier, ils arrivèrent à l’endroit où la nationale 6 bifurque en direction de Golden et à leur insu – il n’y eut ni rêves ni prémonitions –, ce fut le jour où Frannie Goldsmith entra dans les douleurs.
– Bon, dit Stu alors qu’ils s’étaient arrêtés à la bifurcation. Nous n’aurons plus de difficulté à trouver la route. Ils l’ont percée à la dynamite dans le rocher. Mais on a eu drôlement de la chance de trouver la sortie.
Rester sur la route fut effectivement relativement facile, mais traverser les tunnels beaucoup moins. Pour trouver les entrées, ils durent parfois creuser dans la poudreuse, ou pire à travers la neige tassée d’anciennes avalanches. Et une fois dans le tunnel, la motoneige avançait dans un bruit d’enfer sur l’asphalte sec.
Ces tunnels faisaient peur – Larry ou La Poubelle auraient pu le leur dire. Il y faisait noir comme dans un four, à l’exception du pinceau de lumière projeté par le phare de la motoneige, car les deux extrémités étaient obstruées par la neige. À l’intérieur, on avait l’impression de se trouver enfermé dans un réfrigérateur. Leur progression était affreusement lente et sortir d’un tunnel était chaque fois une prouesse technique.
Stu avait très peur qu’ils ne finissent par tomber sur un tunnel absolument impraticable encombré de voitures qu’ils n’arriveraient jamais à déplacer. Il leur faudrait alors faire demi-tour et revenir jusqu’à l’autoroute. Ils perdraient au moins une semaine. Quant à abandonner la motoneige, ce serait une manière plutôt désagréable de se suicider.
Et Boulder était si proche, et pourtant si lointaine.
Le 7 janvier, à peu près deux heures après être sortis à la pelle d’un autre tunnel, Tom se mit debout à l’arrière de la motoneige.
– Qu’est-ce que c’est, Stu ?
Stu était fatigué et de mauvaise humeur. Il ne rêvait plus. Mais, étrangement, l’absence de ses rêves était peut-être encore plus effrayante.
– Ne te mets pas debout en marche, Tom je te l’ai dit cent fois ! Tu vas tomber la tête la première dans la neige et…
– Oui, oui, mais qu’est-ce que c’est ? On dirait un pont. Est-ce qu’on arrive à une rivière, Stu ?
Stu regarda, coupa les gaz et s’arrêta.
– Qu’est-ce que c’est ?
demandait encore Tom.
– Le viaduc, murmura Stu. Je…
je n’arrive pas à y croire…
– Viaduc… viaduc ?
Stu se retourna et prit Tom par les épaules.
– Ça, c’est un viaduc, Tom !
En haut, c’est la 119 ! La route de Boulder ! Nous ne sommes plus qu’à trente kilomètres ! Peut-être moins !
Tom comprit. Sa bouche s’ouvrit toute grande et son visage prit une expression si comique que Stu éclata de rire et lui donna une grande tape dans le dos. Même cette douleur sourde dans sa jambe ne pouvait plus le déranger à présent.
– Alors on est vraiment arrivés, Stu ?
– Oui, oui, oui !
Ils se prirent par les mains, se mirent à danser comme des ours, tombant, se roulant dans la neige. Kojak les regardait, un peu surpris… mais il ne tarda pas à bondir avec eux en aboyant et en remuant frénétiquement la queue.
Ils s’arrêtèrent
à Golden pour la nuit. Tôt le lendemain matin, ils repartaient pour Boulder. Ni l’un ni l’autre n’avaient très bien dormi. Stu n’avait jamais été aussi impatient de toute sa vie… et pourtant, cette sourde inquiétude à propos de Frannie et du bébé ne cessait de le ronger.
Vers une heure, la motoneige commença à hoqueter. Stu arrêta le moteur et défit le jerricane qui était attaché sur le côté de la petite niche de Kojak.
– Nom de Dieu ! dit-il en le soulevant.
– Qu’est-ce qu’il y a ?
– C’est ma faute ! C’est ma faute ! Je savais que ce foutu jerricane était vide, et j’ai oublié de le remplir ! J’étais trop pressé. J’ai l’air fin.
– On est en panne d’essence Stu lança le jerricane au loin.
– Tu peux le dire. Comment est-ce que je peux être aussi stupide ?
– C’est parce que tu pensais beaucoup à Frannie. Alors, qu’est-ce qu’on fait maintenant ?
– On va marcher. Emporte ton sac de couchage. On divise les conserves en deux et on les met dans les sacs de couchage. On laisse l’abri derrière. Je suis désolé, Tom. C’est entièrement ma faute.
– Ça fait rien, Stu. Qu’est-ce que tu disais pour l’abri ?
– On le laisse là, mon vieux.
Ils n’arrivèrent pas à Boulder ce jour-là. Ils durent s’arrêter à la tombée de la nuit, épuisés d’avoir pataugé dans cette neige poudreuse qui semblait si légère mais qui les avait considérablement ralentis.
Pas de feu cette nuit-là. Pas de bois à portée de la main et ils étaient tous les trois trop fatigués pour aller en chercher. De hautes collines de neige aux formes douces les entouraient. Et, même quand la nuit fut tombée, ils ne virent aucune lueur au nord. Nouvelle déception pour Stu.
Ils mangèrent froid et Tom disparut dans son sac de couchage où il s’endormit aussitôt, sans même dire bonne nuit. Stu était fatigué et sa jambe lui faisait atrocement mal. J’ai de la chance si elle n’est pas foutue pour de bon, se dit-il.
Mais ils allaient arriver à Boulder demain soir dormir dans de vrais lits – promis, juré.
Une idée infiniment désagréable lui passa par la tête au moment où il se glissait dans son sac de couchage. Ils allaient arriver à Boulder, et la ville serait vide – aussi vide que Grand Junction, que Avon, que Kittredge. Des maisons vides, des magasins vides, des immeubles dont les toits se seraient effondrés sous le poids de la neige. Des rues remplies de congères. Aucun bruit, sauf le goutte-à-goutte de la neige qui fond quand le soleil décide de se montrer – il avait lu à la bibliothèque qu’il n’était pas rare à Boulder que la température remonte à vingt degrés en plein cœur de l’hiver. Mais tout le monde serait parti, comme les personnages d’un rêve lorsque vous vous réveillez. Parce qu’il ne resterait plus personne au monde, sauf Stu Redman et Tom Cullen.
C’était une idée idiote, mais il ne parvenait pas à s’en débarrasser. Il sortit de son sac de couchage et regarda à nouveau vers le nord, espérant voir à l’horizon cette faible lueur qui indique que des gens n’habitent pas très loin. Il devrait sûrement voir quelque chose. Il essaya de se rappeler combien d’habitants devaient vivre dans la Zone libre, selon les prévisions de Glen, maintenant que les routes étaient fermées à cause de la neige. Il ne s’en souvenait plus. Huit mille ? C’était bien ça ? Huit mille, ce n’était pas tellement, finalement ; ils ne devaient pas faire de lumière, même si l’électricité était complètement rétablie. Peut-être…
Peut-être que tu devrais dormir un peu et oublier toutes ces bêtises. Tu verras bien demain.
Il se coucha et, après qu’il se fut retourné dans tous les sens pendant plusieurs minutes, la fatigue eut enfin raison de lui. Il s’endormit. Et il rêva qu’il était à Boulder, en plein été, que toutes les pelouses étaient jaunies à cause de la chaleur et de la sécheresse. Le seul bruit était celui d’une porte qui battait, poussée par le vent. Ils étaient tous partis. Même Tom n’était plus là.
Frannie ! appela-t-il, mais la seule réponse fut celle du vent et de cette porte qui claquait lentement.
À deux heures
de l’après-midi le lendemain, ils n’avaient encore fait que quelques kilomètres.
Stu et Tom devaient se relayer pour ouvrir une piste. Stu commençait à croire qu’ils n’arriveraient pas avant le lendemain. C’était lui qui les ralentissait.
Sa jambe commençait à coincer. Bientôt, je vais me traîner à quatre pattes, pensa-t-il.
Depuis quelque temps, Tom ouvrait la piste pratiquement tout seul.
Lorsqu’ils s’arrêtèrent pour déjeuner, Stu se dit qu’il n’avait même pas eu l’occasion de voir Frannie quand elle était réellement grosse.
Peut-être que je vais la voir cette fois-ci. Mais il n’en était pas convaincu. Il était de plus en plus certain que tout s’était passé sans lui… pour le meilleur ou pour le pire.
Et maintenant, une heure après leur déjeuner, il était tellement perdu dans ses pensées qu’il faillit bousculer Tom qui s’était arrêté.
– Qu’est-ce qui se passe ?
demanda-t-il en se frottant la jambe.
– La route, dit Tom, et Stu s’empressa de tourner la tête pour regarder.
– Eh ben… eh ben… ça alors…, fit-il après un long silence.
Ils étaient debout au sommet d’une congère de près de trois mètres de haut. La neige glacée descendait en pente raide jusqu’à l’asphalte de la route, en bas. À droite, un panneau disait simplement : BOULDER 5 KM.
Stu éclata de rire. Il s’assit sur la neige et leva la tête au ciel, hurlant de rire, sans se soucier de Tom qui le regardait d’un air interrogateur.
– Ils ont dégagé les routes, finit-il par dire. Tu vois ? On est arrivé, Tom ! On est arrivé !
Kojak ! Viens ici !
Stu répandit ce qui restait des friandises Toutou Gourmet sur la neige et Kojak les avala tandis que Stu fumait une cigarette et que Tom regardait cette route qui venait d’apparaître comme un mirage après des kilomètres et des kilomètres de neige vierge.
– On est revenu à Boulder murmurait lentement Tom. On y est. Cinq kilomètres, ça veut dire Boulder, putain, oui.
Stu lui donna une grande tape sur les épaules et jeta sa cigarette.
– Allez, Tommy. On rentre à la maison.